Envisager que la connaissance des étapes du deuil donnera aux cadres dirigeants des moyens pour mener à bien auprès des autres salariés la réorganisation engagée par une entreprise (fusion, mutation, licenciement…) est un parti pris retenu par France Télécom puis maintenant par France Télévisions.
Ne peut-on penser que ce choix constitue une ‘double peine’ ? ‘Double’, car elle affectera autant les cadres qui devront appliquer une méthode inadéquate que les salariés qui la subiront. ‘Peine’, car le recours à une conceptualisation des étapes du deuil sonne d’emblée faux, comment l’utilisation des représentations intimes de la mort pourrait apporter des réponses à des souffrances issues du champ du travail ?
Dans l’article écrit par Nolwenn Le Blevennec pour Rue89 « La “Courbe du deuil” de France Télécom à France Télévisions » il m’est de suite apparu que cet usage était « déplacé » : http://eco.rue89.com/2011/02/16/la-courbe-du-deuil-de-france-telecom-a-france-televisions-190719
En clinique, le deuil est une séparation ou une perte caractérisée par son irréversibilité. Si un licenciement, une mutation, peuvent représenter une perte douloureuse de l’emploi ou du poste, la continuité de l’existence de l’entreprise empêche de ressentir cet événement comme irréversible. De plus, la femme ou l’homme concerné ne perd pas son métier, son expérience professionnelle lui appartient en propre, même si elle s’inscrit dans une histoire plus large que le seul sujet.
Dans le cadre d’une réorganisation, le travailleur vit des séparations qui ne relèvent pas du deuil car elles sont potentiellement réversibles. Cette approche n’exclut en rien la souffrance liée à la rupture avec l’activité, une entreprise, des collègues, un environnement que la confrontation quotidienne à la réalité du travail ont rendu familier.
La perte d’une personne aimée inaugure le deuil qui contient des mécanismes complexes à appréhender. Le travail de deuil suppose que le psychisme se transforme. Ce qui avait été affectivement investi doit être repris, selon des étapes nécessaires, en effet, et dans le respect de la temporalité des étapes du deuil de chacun.
Mais le deuil n’est pas l’oubli, c’est une relation qui se modifie mais qui continuera à nous influencer. Aussi tentante que soit la démarche intellectuelle d’établir un parallèle entre ‘perdre son emploi’ et ‘perdre un être aimé’, le recours au travail du deuil dans la sphère professionnelle me parait erroné et grave. Il pousse à un amalgame source d’angoisse, voire de maladie. Mené vers la résignation de la dépossession de sa place dans l’entreprise, le salarié doit assumer seul les suites de décisions qu’il ne peut discuter. Comment parviendra-t-il à se tourner vers un avenir professionnel vidé d’un vécu constituant de son identité personnelle ?
Une réorganisation est une rupture mais pas une mort et ne devrait pas être gérée en référence au travail de deuil. Lors de ce type d’événement, l’entreprise qui s’attacherait à dire ses résolutions, à éclairer les décisions dans lesquelles chacun va devoir s’engager, à en permettre la discussion collective, assumerait son rôle de direction. Elle ne modifierait pas les conséquences de ses choix ou obligations organisationnelles mais dans le respect de ses salariés remplierait son obligation de sécurité de résultat en matière de santé au travail.
Valérie Tarrou
• Ancelin Schutzenberger, A., Bissone-Jeufroy, E. (2008). « Sortir du deuil, surmonter son chagrin et réapprendre à vivre ». Paris : Payot.
• Dolto, F. (1985- Ed 1998). « Parler de la mort ». Paris : Mercure de France.
• Enriquez, E. (1992). « L’Organisation en analyse ». Paris : PUF.
• Freud, S. (1915 – Ed 2011). « Deuil et mélancolie ». Paris : Payot.
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