Reprise d’un article de Télérama du 19 décembre 2009 : une tribune de Marie Pezé.
« Hasard du calendrier, le cabinet Technologia a rendu en début de semaine les premiers résultats de son enquête menée auprès des 102 000 salariés de France Télécom tandis que Jean-François Copé remettait hier le rapport de la Commission sur la souffrance au travail qu'il avait mis sur pied en octobre suite aux nombreux suicides à France Télécom. Conclusion : à France Télécom comme ailleurs, il y a du boulot pour améliorer les conditions de travail. « Ressenti général très dégradé, fragilisation de la santé physique et mentale de certains salariés, grande défaillance du management, ambiance de travail tendue, voire violente », explique Technologia. « Situation du travail très dégradée, management souvent inadapté et démuni, déshumanisation du monde du travail, peur du déclassement », répond en écho le rapport Copé, qui dresse un catalogue de propositions pour lutter plus efficacement contre la souffrance au travail.
Marie Pezé, psychologue et psychanalyste, créatrice de la première consultation spécialisée sur la souffrance au travail en 1997, a fait partie de cette commission. A l'occasion de la publication du rapport et pour apporter une nouvelle contribution au débat, nous publions une tribune qu'elle nous a envoyée sur un thème qui lui tient particulièrement à cœur : la situation spécifique des femmes dans l'organisation du travail en France.
Les femmes dans l’organisation du travail en France : La double peine
En France, dans l’organisation du travail, l’étalon de référence demeure le corps masculin avec ses normes physiques, morphologiques, physiologiques. Les hommes ont, historiquement, organisé le travail au masculin neutre. Or, des transformations notables ont été observées ces trente dernières années, en termes de croissance de l’activité féminine dans le monde entier. En France aujourd’hui, 80 % des femmes âgées de 25 à 49 ans sont actives. 34 % d’entre elles appartiennent à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ».
Mais, à niveau de formation égale, hommes et femmes ne se voient toujours pas affectés aux mêmes postes de la division sociale du travail :
- inégalités de distribution dans les différents étages de l’économie nationale,
- dissymétries dans l’accès aux postes de responsabilités,
- importantes disparités de rémunération (le salaire féminin est inférieur de 27 %).
Certaines tendances dans l’évolution de l’emploi féminin sont même préoccupantes :
- anciennes, comme la déqualification à l’embauche, la répétitivité des tâches,
- nouvelles, comme le temps partiel imposé, l’accroissement du travail en horaires décalés, l’augmentation des contraintes de rythme, le retour de congés maternité aléatoire.
Toutes les études soulignent la surdité de l’organisation du travail à la charge temporelle et mentale des « impondérables » familiaux qui incombent systématiquement aux femmes. Les absences qui en découlent, tout comme les congés maternité, relèvent de « l’absentéisme féminin ». Les aléas de la prise en charge de la sphère familiale (maladies des enfants, vacances, activités extrascolaires, réunions avec les professeurs...) entrent fréquemment en conflit avec les contraintes d’un emploi. « Pour les femmes qui occupent des emplois qualifiés, il est notoire que le fait de prendre le mercredi pour les enfants se solde souvent par le fait de devoir ramener du travail à la maison. Quand les “femmes actives” surveillent les devoirs d’un œil, tout en enfournant la pizza surgelée de l’autre, tandis qu’elles répondent sur leur mobile à des appels professionnels, en même temps qu’elles bouclent un rapport pour le lendemain et démarrent une lessive, il devient une gageure de décrire leur activité et les savoir-faire mobilisés, comme de calculer avec certitude un “temps de travail” ». (P. Molinier, 2000)
L’organisation du travail au masculin neutre a donc peu de compréhension pour les difficultés spécifiques que rencontrent les femmes qui veulent conjuguer vie professionnelle et vie familiale. Bien pire, le chef d’entreprise se charge de rappeler à une femme qu’il embauche qu’elle aura des enfants, des règles, une ménopause qui la rendront moins disponible qu’un homme sur le même poste. Certes. On peut rappeler aux femmes à juste titre que leur corps a un ancrage biologique. Faut-il leur en faire grief ? Surtout quand cet ancrage biologique a des aspects positifs pour les hommes, au-delà de leur mise au monde ? Dans notre société, ce sont majoritairement les femmes qui prennent en charge la santé et l’entretien domestique de leur famille, (rendez-vous chez le médecin, le dentiste, le pédiatre, devoirs des enfants, linge, courses, cuisine…). Pour les hommes, la prise en charge de la santé, de la gestion de la sphère familiale et du travail domestique, sont donc externalisée sur les femmes.
Si les hommes peuvent s’approprier les tâches à responsabilité qui impliquent une forte bio-disponibilité, il faut rappeler que la performance masculine n’est souvent obtenue que grâce au soutien du corps masculin par les femmes. Secrétaire aux petits soins, panseuse efficace et admirative, épouse dévouée épargnent le patron, le chirurgien, le mari quant à la prise en charge du réel. La capacité de travail des hommes est donc soutenue par le travail corporel des femmes, travail invisible, qui va de soi et dont le don doit être fait avec le sourire.
Outre la discrimination salariale à l’embauche, la discrimination dans les affectations, l’assignation à la sous-traitance de la sphère privée, les femmes, athlètes du quotidien, se voient privées de la reconnaissance de leurs savoir-faire invisibles. Les entreprises pourraient-elles enfin organiser le travail au masculin/féminin, en cessant de retourner contre elles ce que le corps des femmes apporte à la pérennité de la société, ce que le courage silencieux des femmes épargne aux corps des hommes qui travaillent ? Une question à poser aux femmes qui travaillent, une seule : quelle modification de l’organisation du travail faciliterait votre vie ? »
« Hasard du calendrier, le cabinet Technologia a rendu en début de semaine les premiers résultats de son enquête menée auprès des 102 000 salariés de France Télécom tandis que Jean-François Copé remettait hier le rapport de la Commission sur la souffrance au travail qu'il avait mis sur pied en octobre suite aux nombreux suicides à France Télécom. Conclusion : à France Télécom comme ailleurs, il y a du boulot pour améliorer les conditions de travail. « Ressenti général très dégradé, fragilisation de la santé physique et mentale de certains salariés, grande défaillance du management, ambiance de travail tendue, voire violente », explique Technologia. « Situation du travail très dégradée, management souvent inadapté et démuni, déshumanisation du monde du travail, peur du déclassement », répond en écho le rapport Copé, qui dresse un catalogue de propositions pour lutter plus efficacement contre la souffrance au travail.
Marie Pezé, psychologue et psychanalyste, créatrice de la première consultation spécialisée sur la souffrance au travail en 1997, a fait partie de cette commission. A l'occasion de la publication du rapport et pour apporter une nouvelle contribution au débat, nous publions une tribune qu'elle nous a envoyée sur un thème qui lui tient particulièrement à cœur : la situation spécifique des femmes dans l'organisation du travail en France.
Les femmes dans l’organisation du travail en France : La double peine
En France, dans l’organisation du travail, l’étalon de référence demeure le corps masculin avec ses normes physiques, morphologiques, physiologiques. Les hommes ont, historiquement, organisé le travail au masculin neutre. Or, des transformations notables ont été observées ces trente dernières années, en termes de croissance de l’activité féminine dans le monde entier. En France aujourd’hui, 80 % des femmes âgées de 25 à 49 ans sont actives. 34 % d’entre elles appartiennent à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ».
Mais, à niveau de formation égale, hommes et femmes ne se voient toujours pas affectés aux mêmes postes de la division sociale du travail :
- inégalités de distribution dans les différents étages de l’économie nationale,
- dissymétries dans l’accès aux postes de responsabilités,
- importantes disparités de rémunération (le salaire féminin est inférieur de 27 %).
Certaines tendances dans l’évolution de l’emploi féminin sont même préoccupantes :
- anciennes, comme la déqualification à l’embauche, la répétitivité des tâches,
- nouvelles, comme le temps partiel imposé, l’accroissement du travail en horaires décalés, l’augmentation des contraintes de rythme, le retour de congés maternité aléatoire.
Toutes les études soulignent la surdité de l’organisation du travail à la charge temporelle et mentale des « impondérables » familiaux qui incombent systématiquement aux femmes. Les absences qui en découlent, tout comme les congés maternité, relèvent de « l’absentéisme féminin ». Les aléas de la prise en charge de la sphère familiale (maladies des enfants, vacances, activités extrascolaires, réunions avec les professeurs...) entrent fréquemment en conflit avec les contraintes d’un emploi. « Pour les femmes qui occupent des emplois qualifiés, il est notoire que le fait de prendre le mercredi pour les enfants se solde souvent par le fait de devoir ramener du travail à la maison. Quand les “femmes actives” surveillent les devoirs d’un œil, tout en enfournant la pizza surgelée de l’autre, tandis qu’elles répondent sur leur mobile à des appels professionnels, en même temps qu’elles bouclent un rapport pour le lendemain et démarrent une lessive, il devient une gageure de décrire leur activité et les savoir-faire mobilisés, comme de calculer avec certitude un “temps de travail” ». (P. Molinier, 2000)
L’organisation du travail au masculin neutre a donc peu de compréhension pour les difficultés spécifiques que rencontrent les femmes qui veulent conjuguer vie professionnelle et vie familiale. Bien pire, le chef d’entreprise se charge de rappeler à une femme qu’il embauche qu’elle aura des enfants, des règles, une ménopause qui la rendront moins disponible qu’un homme sur le même poste. Certes. On peut rappeler aux femmes à juste titre que leur corps a un ancrage biologique. Faut-il leur en faire grief ? Surtout quand cet ancrage biologique a des aspects positifs pour les hommes, au-delà de leur mise au monde ? Dans notre société, ce sont majoritairement les femmes qui prennent en charge la santé et l’entretien domestique de leur famille, (rendez-vous chez le médecin, le dentiste, le pédiatre, devoirs des enfants, linge, courses, cuisine…). Pour les hommes, la prise en charge de la santé, de la gestion de la sphère familiale et du travail domestique, sont donc externalisée sur les femmes.
Si les hommes peuvent s’approprier les tâches à responsabilité qui impliquent une forte bio-disponibilité, il faut rappeler que la performance masculine n’est souvent obtenue que grâce au soutien du corps masculin par les femmes. Secrétaire aux petits soins, panseuse efficace et admirative, épouse dévouée épargnent le patron, le chirurgien, le mari quant à la prise en charge du réel. La capacité de travail des hommes est donc soutenue par le travail corporel des femmes, travail invisible, qui va de soi et dont le don doit être fait avec le sourire.
Outre la discrimination salariale à l’embauche, la discrimination dans les affectations, l’assignation à la sous-traitance de la sphère privée, les femmes, athlètes du quotidien, se voient privées de la reconnaissance de leurs savoir-faire invisibles. Les entreprises pourraient-elles enfin organiser le travail au masculin/féminin, en cessant de retourner contre elles ce que le corps des femmes apporte à la pérennité de la société, ce que le courage silencieux des femmes épargne aux corps des hommes qui travaillent ? Une question à poser aux femmes qui travaillent, une seule : quelle modification de l’organisation du travail faciliterait votre vie ? »
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