samedi 28 mai 2011

Yves Clot : reconnaître le travail de qualité

Ci-dessous, une interview d'Yves Clot réalisée par Sandrine Chauvin et publiée sur capital.fr en mars 2011 : "Les entreprises ne valorisent pas assez le travail bien fait".
Un an après l'affaire des suicides à France Télécom, 1.300 entreprises de plus de 1.000 salariés ont conclu des accords sur les risques psychosociaux et mis en place des plans de prévention du stress. Pas suffisant toutefois, pour Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam * : "les employeurs se contentent du diagnostic sans prendre de vraies mesures".

Capital.fr : Il y a un an, le ministère du Travail publiait sur son site la liste des bons et des mauvaises élèves en matière de stress au travail. Cette pression médiatique a-t-elle été efficace ?
Yves Clot : Les accords sur les risques psycho-sociaux permettent surtout aux employeurs de s'abriter derrière l'évaluation des risques pour faire semblant d'agir. Dans les bureaux, rien n'a changé. Les salariés ont simplement rempli un questionnaire sans que cela ait des répercussions sur leur quotidien. Le problème de fond reste donc entier. Il existe un écart grandissant entre la conception du "travail bien fait" du salarié et les mesures de performance imposées par l'entreprise. Moins de temps, moins d'effectifs, moins d'investissements… ils n'ont plus les moyens de faire un travail qu'ils estiment correct, ce qui entretient un mal-être ambiant, avec comme conséquences une épidémie de troubles musculo-squelettiques, une explosion des maladies professionnelles, voire des suicides en série…

Capital.fr : Les entreprises en ont-elles conscience ?
Yves Clot : Nous sommes plutôt dans le règne du déni. D'un côté, les dirigeants imposent une conception de la performance court-termiste et productiviste. De l'autre, les DRH mettent en place des cellules d'écoute pour recueillir les plaintes des salariés mais sans jamais les prendre en compte. Les entreprises ne valorisent pas assez le travail bien fait. Les entretiens annuels, par exemple, sont totalement détournés. L'objectif est d'évaluer les performances, le facteur humain est le plus souvent négligé.

Capital.fr : La question du stress au travail est donc loin d'être résolue…
Yves Clot : Ecouter ne suffit pas pour soigner. C'est une règle de base en psychologie. A force d'écouter sans prendre des mesures, le dialogue risque d'être totalement rompu. Dans les discussions actuelles, les employeurs se contentent encore d'évaluer les risques sans consulter leurs salariés sur la qualité du travail accompli.

Capital.fr : C'est-à-dire…
Yves Clot : Les salariés ont des capacités de créativité qui ne sont pas suffisamment exploitées. Plutôt que de parler de "risques psychosociaux", je préfère d'ailleurs utiliser le concept de "ressources pyschosociales". Pour donner du sens au travail, il est possible de recréer une dynamique collective. Il faut réconcilier le conseil d'administration, les syndicats et le Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans une nouvelle institution, dont la mission serait de discuter des critères d'évaluation professionnelle. Respecter le travail bien fait est la meilleure des préventions contre le stress, car il n'y a pas de "bien-être" sans respect du "bien faire".

Propos recueillis par Sandrine Chauvin
http://www.capital.fr/carriere-management/interviews/les-entreprises-ne-valorisent-pas-assez-le-travail-bien-fait-583625

* "Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux" (éd. La Découverte)

jeudi 19 mai 2011

La « faute inexcusable » de Renault confirmée en Appel

Un article du Monde de ce 19 mai 2011 titre « Suicide d'un salarié : la "faute inexcusable" de Renault confirmée» et développe les faits :
« La "faute inexcusable" de l'entreprise Renault dans le suicide en 2006 d'un ingénieur du site de Guyancourt (Yvelines) a été confirmée jeudi 19 mai par la cour d'appel de Versailles. Une décision qui prouve que "Renault avait nécessairement conscience du danger auquel était exposé Antonio B. au regard de sa charge de travail", estime l'avocate de la famille du salarié, Me Rachel Saada.

Déjà condamné en première instance par le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Nanterre en décembre 2009, au motif qu'il "aurait dû avoir conscience du danger auquel" son salarié "était exposé dans le cadre de son activité professionnelle", le constructeur automobile avait fait appel de la décision. Une porte-parole de Renault a déclaré à l'AFP "prendre acte de la décision" de la cour d'appel et attendre de connaître les "éléments de motivation de la décision avant de décider" d'un éventuel pourvoi en cassation. »

Pour lire la suite : http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/19/suicide-d-un-salarie-la-faute-inexcusable-de-renault-confirmee_1524174_3234.html

mardi 10 mai 2011

« Comment le travail peut-il faire si mal, jusqu’à mener un salarié au suicide ? »

Invitée par l’association Brie Nangissienne citoyenne et Solidaire à présenter une intervention sur le thème de la souffrance au travail, et à répondre aux questions du public, j’ai choisi d’aborder le sujet par l’angle suivant : «Comment le travail peut-il faire si mal, jusqu’à mener un salarié au suicide ?» Le texte ci-dessous présente le déroulé des points abordés.

« Pour avancer dans cette réponse, je vais m’attacher à ce qui dans notre rapport subjectif au travail, dans le lien particulier qui existe entre nous et notre travail, peut éclairer la compréhension de cette souffrance spécifique. Une souffrance difficile à comprendre par la personne qui la vit, et encore plus difficile à appréhender pour son entourage tant professionnel que personnel, qui de ce fait ne peut et ne sait pas comment l’aider.

Cette question que portent les patients «Comment le travail peut-il faire si mal ?» est centrale dans la souffrance exprimée. «Je ne comprends pas», ces mots peuvent même être difficiles à prononcer par les patients qui se demandent quelle sorte de tare se cache en eux pour qu’ils souffrent autant. Ce qui rend l’aveu même de la souffrance au travail délicat à confier.

La plupart des salariés sont rapidement en capacité d’identifier avec beaucoup de conscience les manœuvres dont ils sont l’objet dans leur entreprise. Manœuvres que souvent ils désignent par du harcèlement, même si la situation recouvre bien des nuances qui seront à mettre à jour.

Mais qu’un patient puisse dire les faits qui ont conduit à la dégradation de ses conditions de travail ne suffit pas pour mettre fin à la souffrance qu’il ressent. Cela constitue une étape indispensable mais les raisons pour lesquelles ce ressenti est aussi douloureux n’ont pas encore de réponses. Pourquoi la souffrance vécu est aussi ample, aussi destructrice, est une question difficile à élaborer, surtout quand on y réfléchit seul. Cette interrogation lancinante pousse le salarié à s’interroger sur sa fragilité personnelle jusqu’à perdre confiance en lui.

C’est pour cela que la notion de «salarié fragile » que l’on retrouve dans la presse et dans les mots de managers me parait pernicieuse. Insidieusement elle peut amener un salarié à penser en son for intérieur, «si j’ai si mal c’est que je suis fragile». Et le pas suivant de son raisonnement intime pourra être «je suis fragile donc je suis responsable de ce qui m’arrive» et le pas suivant le conduira à un sentiment individuel de culpabilité qui cristallisera le problème sur des relations de personnes et détournera des véritables questions collectives sur le travail. La personne va croire que ce qui lui arrive est dû à ce qu’elle est. Sans replacer sa souffrance dans le contexte de son travail et des effets de l’organisation du travail sur sa santé.

Or de mon point de vue, si les individus sont partie prenant de la situation, ils n’en sont pas la cause, l’organisation du travail, le politique, l’économique et le social ne doivent absolument pas être exclus du raisonnement.

Dans une consultation Souffrance et Travail, le travail réalisé par le patient et le psychologue du travail engage deux démarches en parallèle :
- D’une part, la compréhension de la situation grâce au récit de la chronologie de la dégradation des conditions de travail,
- D’autre part, la recherche de ce que la situation signifie pour la personne au regard de sa construction identitaire, de son éthique et des atteintes qui y ont été portées.

Le concept d’identité permet de saisir ce qui peut être mis à mal dans le vécu subjectif d’un salarié par certaines formes d’organisation du travail. Que ce salarié soit homme, femme, faible, solide, cadre ou ouvrier.

D’un point de vue psychologique, l’identité est personnelle, chacun n’en a normalement qu’une, elle constitue l’armature de notre santé mentale. Malgré ce rôle fondamental, elle n’est pourtant jamais définitivement stabilisée. Et elle cherche une confirmation quotidienne dans le rapport aux autres, d’une part dans les relations d’amour, mais également, et tout autant, dans les relations de travail.

Dans ce processus en mouvement, le travail est donc une occasion de se construire et de former son identité. C’est un processus continu qui engage dans la durée. Comme le dit Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse, Santé et Travail du Cnam, par le travail on transforme le monde mais le travail nous transforme également.

Le fait que l’identité soit en évolution tout au long de la vie a comme conséquence bénéfique de permettre de s’adapter. Cette plasticité est nécessaire pour accueillir les mutations, les évolutions, externes comme internes, en particulier celles exigées par le travail. Mais quand sa construction quotidienne est menacée, et elle peut donner lieu à une crise d’identité.

Ainsi, quand l’organisation du travail adresse des demandes incessantes d’adaptation, de déplacement, de transformation, elle porte atteinte à cette construction identitaire qui aurait pu trouver dans le travail sa voie royale. Même si il est ordinaire de passer par des moments difficiles et critiques dans sa vie professionnelle.

Quelles sont conséquences et les risques d’une entrave de la construction identitaire ? J’identifie 3 niveaux de risques.

1) Le premier risque encouru est de se perdre dans sa construction identitaire. La construction identitaire se réalise dans les relations aux autres. En particulier par la reconnaissance que les autres, tant la hiérarchie que les collègues, apportent au travail effectivement réalisé. Face à des changements (de cadence, de logiciel, de bureau, de façon de faire, de supérieur hiérarchique) le salarié déploie des efforts, consent des sacrifices qui déteignent sur sa famille, sa disponibilité et sa santé. Le travail n’apporte plus au salarié l’élément principal qui assure le renforcement identitaire : la reconnaissance.

2) L’entrave de cette construction identitaire tant personnelle que professionnelle via le travail, engendre un deuxième risque, celui d’une perception pervertie et culpabilisante de la situation. La souffrance ressentie isole de son collectif de travail, et apparaissent les premiers signes d’atteinte à la santé : un état de qui vive, la peur de se rendre au travail, des cauchemars, la difficulté de trouver le sommeil, la rumination de la situation, la perte de l’estime de soi, du sentiment de ses compétences, etc.

3) Le troisième risque, dans l’augmentation de la souffrance vécue, est l’atteinte massive de la santé, mentale et physique, et la possibilité d’une décompensation avec pour conséquences des pathologies telles l’angoisse, la dépression, des troubles-musculo-squelettiques, le burn out… et le suicide, qui se présente alors comme ultime moyen de dire que l’on est, qui l’on est.

Les thèmes de la centralité du travail et du pouvoir d’agir donneraient eux aussi des clés de compréhension à ma question initiale «Comment le travail peut-il faire si mal, jusqu’à mener un salarié au suicide ?» Je les développerai dans un prochain article. »

Valérie Tarrou
Conférence Nangis – 7 mai 2010 - http://bncs.asso-web.com/